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Mandelstam le poète, le paria

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L’enchaînement fatal a commencé à l’automne 1928.

Il était certes désigné comme un « écrivain bourgeois » par certains critiques, mais qui ne l’était pas, en dehors des « écrivains prolétariens » ? Cependant son troisième livre de vers venait de paraître, suivi de l’éclatant recueil « Sur la poésie ». Nul ne savait que la poésie l’avait quitté  pour quelques années et que ses lèvres ne murmuraient plus de vers.

 A l’automne les éditions ZIF publient la traduction russe du roman de Charles De Coster (1827-1879) La légende de Tyl Ulenspiegel, autrement dit Till l’Espiègle, le héros populaire flamand, à qui l’écrivain belge a donné, en langue française, une célébrité mondiale.  Mandelstam, qui a étudié à Paris, qui a traduit des fragments de La chanson de Roland, de Villon, de   Racine a été chargé de réviser et unifier deux traductions de Tyl. Le livre paraît, sur la page de titre n’est mentionné qu’un seul traducteur : Ossip Mandelstam, le « réviseur ». Pour éviter le scandale, outre un erratum, le poète propose de verser tous les honoraires au critique Gornfeld, un des deux traducteurs, et qui crie au larcin. Le poète est publiquement accusé de plagiat. Il se défend maladroitement. Pour gagner son pain il poursuit son travail provisoire à la « Komsomolskaya Pravda », il a l’air calme, les collaborateurs du journal ne se doutent pas de la tempête qui sévit en lui. Mais la nuit il rugit intérieurement, se délivre par de brefs et incendiaires poèmes-pamphlets  dans une prose violente, concentrée comme le geste d’un boxeur. Ainsi naît un petit corpus stupéfiant, « La quatrième prose », qui est en effet son quatrième texte en prose (après le Bruit du temps, le Timbre égyptien et Sur la poésie. Rage et acuité y font alliage poétique.

Le plus grand des poètes-clairvoyants du siècle se sent devenir de jour en jour un paria. Ce paria voit clair dans les yeux du grand tyran, comme dans les prunelles ternes des tyranneaux littéraires. La marche du paria vers sa mort programmée, voulue, commencée par l’affaire du plagiat de Tyl. Elle passera par l’exil à Tcherdynsk, après les vers inouïs contre le tyran « aux doigts poisseux », puis par l’exil à Voronej, puis l’envoi au goulag et l’ultime souffle sur un châlit du camp de Vladlag à Vladivostok. En un sens il l’avait voulu, il avait écrit son destin d’avance, comme tous les poètes russes. Dès 1925 n’osait-il pas écrire « On ressentait physiquement la peste descendue sur le monde : une guerre de trente ans, avec ulcères et bubons, avec ses feux étouffés, ses chiens aboyants et ce terrible silence dans les maisons des petites gens. » (« L’oiseau de la petite vieille »)
Pour dire le paria qu’il se sent devenir, Mandelstam a des mots étonnants, dérangeants. « Moi, homme vieillissant, ne possédant plus qu’un débris de cœur, je brosse les chiens des maîtres, et ça ne leur suffit pas.  Les écrivains russes me regardent avec les yeux tendres d’un chien et implorent : crève ! » Ou bien, en observant une rédaction soviétique il croque au charbon noir un tableautin de violence digne du servage, mais en pleine Moscou communiste, ou bien encore évoque avec son fusain l’équarrissage des charognes littéraires par un « charlatan » qui jubile « lorsque gicle en fontaine le sang noir chevalin de l’époque ».  Le poète se sent non seulement paria, mais clown sur qui l’on crache, texte que l’on veut enjoliver, censurer. « Je suis le Chinois, personne ne me comprend ». Et ce Chinois divise la littérature en deux : les œuvres permises, « de l’ordure », et les œuvres non autorisées. Il rappelle que le poète Esenine, qui venait de se suicider en 1925, proclamait avec bravade: « Je n’ai fusillé nul malheureux dans les geôles », - à l’heure où les poétaillons tchékistes abondaient, et fusillaient.  Où trouver « une vaccination contre la fusillade ».

Et ce paria danse, hurle, regarde longuement une lame Gillette, avec quoi il taille des crayons qui ne lui servent à rien, et voit des hommes barbus brandissant au dessus de lui un silex pour le châtrer. « Ils sentaient l’oignon, les romans et la viande de chèvre ». 
Non, ce n’est pas la peur qui ronge ce paria, c’est un dégoût  froid. Que peut-on bien lui confisquer ? il n’a pas d’archive, il compose mentalement, il est sans « écriture », sans logis, et sans pelisse.  Car cette pelisse, dont Gogol a fait l’épouse éternelle du malheureux Akaki Akakiévitch (dans le Manteau, faussement nommé ainsi depuis Mérimée), cette pelisse que la ville-bourreau arrache au malheureux Akaki, à peine l’a-t-il enfin obtenue du tailleur Petrovitch, au prix d’une vie entière de privation, cette pelisse revient comme un tendre cauchemar dans les récits du poète rassemblés ici. Gisant en travers de la calèche, « comme il arrive à ceux qui quittent l’hôpital après un long séjour, ou qui sont libérés ».

Lire la prose de Mandelstam demande la même attention que la poésie. Aucune psychologie ne vient la matelasser, aucun ressort pour mieux suspendre la fable. Tout est sec, cahotant, événementiel et accidentel. On dirait une épure graphique de la vision, du son, de la gesticulation de la vie. Une sorte d’étendage de linge, où le ciel est la blanchisserie et où pendent les attitudes, les formes, hommes et animaux. Dans La Quatrième prose proprement dite, ou dans les brefs textes antérieurs qui lui sont joints ici. L’œil de Mandelstam grossit tout, comme celui Gogol, éclate tout, comme Picasso cubiste : qu’il s’agisse du court séjour en Crimée, en 1917, des aventures en Géorgie, où il se rend en 1918 depuis la Crimée (passant du bastion blanc de Wrangel aux mencheviks géorgiens), ou encore de Moscou,  peinte en couches de blanc calcaire comme une Montagne Sainte Victoire russe.

Il a des descriptions du bazar à Batoum ou du marché à Moscou (autour de la tour Soukharevka, qu’un peu plus tard Staline fit dynamiter) qui sont extraordinaires : dans la cohue humaine, il distingue le galop du cirque et les grimaces de la ménagerie, l’imagerie populaire et la flagellation médiévale.

Celui qui a en tête des poèmes de Mandelstam décèle la consanguinité à presque tous les pas, mais si le matériau est le même, l’étendage est comme différent. Les étoiles se déversent en pluie dans la cour, « comme du gros sel », au lieu de converser sur l’eau du puits. Le duvet des tilleuls du quartier juif de Kiev, au Podol, est « un pogrom dans l’air nerveux du mois de mai ».

Autre métaphore à l’esprit, celle des amphores. Comme si tous les textes mandelstamiens étaient des amphores étroites, déposées en terre. Quand on les ouvre il jaillit des bulles, comme de l’eau minérale de Narzan, chantée dans un récit joyeux, presque jubilant (ce qui est rare). Il affleure beaucoup d’antiquité grecque ou latine dans le terreau poétique de Mandelstam. Come le sous-sol de Féodossia, ville de Crimée toute proche de l’isthme de Kertch, est truffé de débris et tessons de poterie grecque ou génoise. Et comme l’humanité qui grouille à Kiev ou à Batoum est, elle aussi, truffée de tessons de haine, de jalousie, de rapacité, vestiges anthropologiques de la petite et puissante république ligure qui essaima jusqu’en Cimmérie, bientôt promise au joug bolchevik. Par l’effet génois, les généraux de Wrangel se transforment en condottieri, et la ville gréco-ligure de Crimée médite devant nous comme un amphithéâtre aux yeux aveugles. Cependant que, ô surprise du regard ! vient s’inscrire dans le demi-cercle pur des collines « l’extrême délicatesse d’une coiffure japonaise »…

Mandelstam le paria n’est évidemment pas un juge impartial des individus. Gornfeld devient dans une ruade rageuse « un verre d’urine » proposé pour le thé des littérateurs venimeux. « Périr de la main de Gornfeld est aussi stupide que mourir sous un vélocipède, ou sous les coups de bec d’un perroquet. » Korolenko, le grand et noble populiste russe, est assimilé à un roi Albert des Belges qui achetait des morceaux entiers d’Afrique. Mais dès qu’il s’agit de plonger le regard dans le siècle, le frondeur rancunier se fait Tirésias clairvoyant. C’est bien pour cette raison que « le diable à la peau grêlée » le surveillait du coin de l’œil. La quatrième prose marque l’entrée dans le cycle du jeu du chat Staline et du « jacquot » Mandelstam. Un chat féroce, un chat ogre, comme on voit sur les images populaires russes. Qui tout d’abord se contenta de jeter un sac noir sur la cage du « jacquot » dont la voix l’importunait, et pensa ainsi l’endormir, comme on endort les perroquets, puis  le chat cligna de l’oeil, et l’exilé de Voronej partit pour son long supplice vers l’Extrême Orient. On n’entendit plus Jacquot. Mais sous le drap noir, Jacquot murmurait encore, rageusement et malicieusement, tantôt Tirésias, tantôt Tyl l’Espiègle..

Ossip Mandelstam.  La quatrième prose et autres textes (1922-1929). Traduit du russe par Jean-Claude Schneider.  La Dogana.

Jean-Claude Schneider poursuit par ce petit volume difficile son œuvre de retraduction du poète. Un travail de ciselure digne de l’original. Une préface brève et éclairante, qui place Mandelstam sous le signe de Rimbaud, ses ruptures et ses Illuminations.


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