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La terreur à la russe

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La "Grande Terreur" de 1937-1938 suscite en Suisse un gros livre encore très prudent.

Contrairement à tous les usages, la couverture du livre ne comporte aucun titre. Il faut en regarder la tranche pour apprendre que cet énorme pavé, cosigné par plusieurs auteurs, se voit dédié à «La Grande Terreur en URSS, 1937-1938». L'important est ici de mettre en avant le visage d'Alekseï Grigorievitch Jeltikov, «exécuté à Moscou en 1937».

L'homme, qui nous regarde avec un œil écarquillé par la stupéfaction et l'angoisse, incarne la cohorte des malheureux éliminés par une paranoïa d'Etat. Un million de morts, sans doute, en quinze mois de folie. Presque autant dans des camps, dont les rares survivants ne ressortiront qu'après la mort de Staline en 1953. D'autres faces viendront ensuite scruter notre regard. Quelques précisions les accompagnent. «Arrêté le...». «Condamné le...» «Exécuté le..». «Réhabilité», mais souvent bien tard. Le processus d'acceptation d'une immense faute, timidement lancé par Nikita Khrouchtchev en 1956, a été stoppé net par l'arrivée de Brejnev au pouvoir en 1964.

Que s'est-il donc passé en 1937? L'URSS, qui fête alors ses vingt ans, ne se sent pas entourée que d'ennemis extérieurs. L'appareil d'Etat est miné par des traîtres et des saboteurs. Imaginaires, bien sûr. De grands procès publics, organisés sous l'égide de Staline, forment alors la face visible d'une immense répression secrète. Il faut arriver à un nombre d'accusés déterminé à l'avance. Par méchanceté et par peur, des délateurs viennent au secours des policiers. Nul n'est plus à l'abri des persécutions. Les tortionnaires d'aujourd'hui peuvent devenir les torturés de demain.

Cette course folle n'apparaît pas nouvelle, ce que ne soulignent guère les auteurs, concentrés comme on peut l'imaginer sur la dénonciation de crimes dont l'existence ne fait toujours pas l'unanimité en Russie. Sous une forme en comparaison minuscule, la Révolution française avait dérapé de la même manière après 1792. Mais ce qui frappe ici, à lire aussi bien Arseni Roguinski et Nicolas Werth, c'est la planification de l'horreur. On pense à une certaine conférence du Wannsee, en 1942, organisant l'anéantissement des Juifs.

Seulement voilà! Le parallèle entre nazisme et stalinisme n'apparaît jamais dans le livre. Ce serait trop fort. Trop audacieux. Staline reste malgré tout le vainqueur de 1945 sur le Mal. La seule mention du pacte de non-agression germano-soviétique de 1939 se trouve symptomatiquement ici dans l'avant-propos de Sylvie Kauffmann. Une Française. Vu l'état précaire que connaît la critique historique au pays de Poutine, il semble impossible d'y oser la dénonciation totale, même si Arseni Roguinski s'indigne du fait qu'on puisse aujourd'hui parler de victimes du stalinisme sans aller jusqu'à prononcer le nom des bourreaux.

Roguinski pense par ailleurs que l'Allemagne a, en quelque sorte, monopolisé le Mal. «La place du Crime du siècle est déjà occupée.» Parler des horreurs soviétiques reviendrait à «amoindrir» celles des nazis. Polonais d'origine, et donc extérieur au massacre dont nombre de ses compatriotes furent victimes en 1937 et 1938, l'historien en tire une conclusion assez étrange, pour cet ouvrage publié en Suisse chez Noir sur Blanc. «Au bout du compte, l'expérience tragique du stalinisme (...), n'est pas vraiment assimilée par la conscience occidentale.»

Faut-il le suivre? Pas vraiment. Je dirais même au contraire. A part pour les intellectuels de gauche et les militants communistes qui ont aveuglément (ou les yeux grands ouverts, ce qui semble plus grave) suivi la pensée de Moscou, il existe au contraire la croyance en Occident à une permanence russe. Staline se situerait dans la lignée d'Ivan le Terrible, de Pierre le Grand et, en remontant plus loin, avec quelques détours, de Gengis Khan et des empereurs byzantins. Autant dire que le dictateur, ses terreurs et ses goulags irait dans une certaine logique des choses.

Mais le dire, ou le dénoncer violemment comme faux, deviendrait tout aussi incorrect. Dans ce livre aux images et aux témoignages (ceux des enfants des victimes, arrêtées un jour et disparues sans laisser de traces) bouleversants, l'historiographie russe doit encore s'excuser d'exister. Elle trahit une sort d'idéal. Elle piétine un certain patriotisme. Le temps des vérités aveuglantes et, a fortiori, celui des apaisements tranquilles semble encore bien loin en parcourant ce livre, par ailleurs exemplaire.

«La Grande Terreur en URSS 1937-1938», sous la direction de Tomasz Kizny, aux Editions Noir sur Blanc, 412 pages.


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