Il est à Tokyo un musée des masques Nô, où le visiteur passe des milliers de masques blancs, tous différents: l'humanité, en son unité et sa diversité asymptotique à l'infini. Les photographies qui ouvrent l’extraordinaire recueil « La grande Terreur», dû tant au photographe polonais Tomasz Kizny qu’à l’Association Mémorial de Moscou et à l’historien Nicolas Werth rappellent des masques d’outre-tombe, sculptés dans une éternité de douleur et d’étonnement. Prises par le NKVD à l’arrivée dans la prison, deux ou trois jours avant l’exécution, voire le matin même, ces photos sont bien plus qu’un album de photos d’identité judiciaire . C’est la Russie toute entière, avec ses peuples variés, ses enthousiastes du communisme venus du fond des villages ou de l’étranger, ses métiers du plus humble au plus prestigieux - tous pétrifiés par le regard de Saturne qui venait les dévorer, eux les enfants de la Révolution : vivants et morts à la fois tels des gisants étrusques, il ont les yeux grands ouverts, et nous regardent, comme ils ont regardé l’objectif de leur bourreau.
On tourne les pages, comme emmené par la poigne d’un Charon, découvrant ici les yeux fous d’un dessin de Goya, là le front immense, la barbe généreuse, les yeux bons d’un moujik, le cou allongé d’un étudiant encore adolescent, le lorgnon d’un artiste juif, le visage empâté d’un chef de gare, parfois des yeux levés au ciel, comme implorant, la face de prophète d’un prêtre de campagne, visages de bons paysans russes taillés à la gouge de bons paysans, d’intellectuels ciselés au burin, partout, ce regard qui nous transperce.
Sur la couverture du livre, une photo, une seul, pas de titre, pas d’auteur. Nous entrons dans la fosse commune, mais un nom, sauvé de l’oubli, et il nous faut le donner ici : « Aleksej Grigorievitch Jeltikov ; Russe, né en 1890 dans le village de Demkino, dans la région de Riazan. Etudes élémentaires. Quitte le VKP (b) en signe de désaccord avec la Nouvelle politique économique (NEP) du parti. Serrurier dans les ateliers du métro moscovite. Domicilié à Moscou, rue Sadovaïa-Tchernogriazskaïa 3, app. 41. Arrêté le 8 juillet 1937 ; condamné à mort le 31 octobre, exécuté le jour suivant. Réhabilité en 1957.
A quoi songeait le serrurier idéaliste qui avait quitté le parti quand Lénine avait réintroduit le petit capitalisme au pays des Soviets ? Fut-il torturé? Le visage est marqué de rides, les lèvres fines, le regard volontaire, mais perdu, la mâchoire forte. Le serrurier rêvait de paradis en Russie…
Le peintre Music, seul artiste génial qui ait réussi à sortir vivant des camps, allemands ceux-là, revient en ma mémoire, et le cri silencieux de ses mourants d’Auschwitz: « Non, nous ne sommes pas les derniers ! » Le regard du serrurier du métro de Moscou semble nous dire aussi : non, je ne suis pas le dernier ! (Et qu’il est beau ce métro qu’il a construit !).
Autre aspect de la Terreur, que nous montre ce livre : l’amnésie obligatoire. En témoignent toutes ces photos de proches où sont soigneusement caviardés les visages des « disparus ». Extraordinaire photo, par exemple que celle d’un groupe d’amis de Zinovi Prokofiev, commissaire adjoint à l’agriculture. Ou quatre têtes sont rayées au crayon vert, et trois au crayon violet. On dirait une mascarade lugubre, réunion d’un Ku Klux Clan aux abois.
A quoi a donc pensé chacun, quand la trappe s’est ouverte sous ses pieds ? Kizny donne quelques réponses, par des carnets, quelques lettres. « Aime le pouvoir soviétique » à dit au petit mark son père. Et l’épouse d’Antovov-Avseenko, le révolutionnaire connu de tous, celui qui avait pris le palais d’Hiver ? « Quoiqu’il m’arrive, je bénirai le jour où nous nous sommes rencontrés… Le fait que je sois ici montre que j’ai commis un délit, probablement quelque chose que j’ignore moi-même. » Dix jours plus tard, elle griffonne : « Bientôt je ne saurai plus parler de façon articulée.» Beaucoup refusèrent de signer les accusions insensées, alors les bourreaux, sur ordre du Politburo, frappaient pendant 24 heures, tenaient assis pendant trois jours sur le bout d’un tabouret de fer, sans droit aux toilettes, ni rien, ou encore allumaient un papier à cigarette glissé entre leurs lèvres, enlevaient les dents au marteau.
Il faut « repenser la grande Terreur », écrit Nicolas Werth. On n’est non seulement plus à l’époque du Yogi et le Commissaire de Koestler, ni même du livre de Robert Conquest . Les historiens russes sont allés dans les archives, et Kizny nous présente ces requêtes des sections régionales du NKVD implorant la permission de dépasser les quotas, déjà énormes. Si énormes, que les contingents de « suspects » étaient rapidement épuisés, il fallait organiser de véritables chasses à l’homme dans les villes, les campagnes.
Les chambres d’exécution étaient organisées à la va-vite partout dans l’immense Russie, selon des instructions précises. Le plus souvent les victimes étaient assommées à coup de marteau avant la balle. Les exhumations menées par les Allemands en 1941 à Vinnitsa en apportèrent les premières preuves (les enquêteurs allemands eux-mêmes allaient poursuivre les massacres, pour leur compte). Pour les tortures ce sont les protocoles des aveux des bourreaux arrêtés à leur tour par Beria en 1939, dans la grande Purge de la purge.
Il faut tête solide pour lire le livre. Car les repères s’évanouissent vite dans l’orgie de violence étatique lancée par Staline. Je suis moi-même allé à un des deux grands charniers secrets de Moscou, Boutovo. On procédait de nuit dans une ancienne gentilhommière, devenue une des datchas somptueuses de Guenrikh Iagoda (premier bourreau en chef stalinien, liquidé en 1937 par Nikolaï Iejov, liquidé trois ans après par Beria) ; la nature est belle, deux églises s’élèvent paisiblement – ici on a enfoui plus trente mille corps. Autre lieu de cette industrie : le cimetière Donskoï, en plein Moscou, le crématorium livré en 1927 par la même firme allemande qui plus tard équipera Auschwitz, fonctionnait nuit et jour. Les cadavres étaient livrés dans des camions pour le transport du pain.
Les Grands Procès de 1937, ont été, nous rappelle Werth, un écran de fumée pour cacher l’immensité du massacre. Mais un écran de fumée formidablement monté par le procureur Vychinski et ses acolytes, accompagné de milliers de meetings contre les traîtres. Une gigantesque « prophylaxie sociale », a dit Annie Kriegel, se mit en marche, et là aussi les photos de documents, de journaux sont très parlants. Une marée de panneaux dit « Effaçons de la terre soviétique les lâches traîtres à la patrie ! ». Et le choeur des conspueurs était international. A Paris, comme nous l’a récemment montré l’exposition « Intelligentsia » , le chœur fonctionnait à plein, grondait avec force, tandis que le pavillon soviétique de l’Exposition internationale à Chaillot concentrait l’admiration générale, avec la monumentale statue de Moukhina).
Et ne surtout croyons pas, nous dit Werth, que Nikita Khrouchtchev, qui fut bourreau avant d’être réformateur, ait réhabilité beaucoup de victimes : chaque année pas plus de 6 à 8 °/° des demandes de réhabilitations étaient satisfaites. Il fallut attendre 1987 pour qu’on annulât toutes les décisions « judicaires » des troïkas staliniennes, qui se contentaient de vérifier l’identité (et encore, le livre nous montre des cas nombreux d’homonymes exécutés).
La mémoire de ces victimes innombrables n’existerait pas sans l’association Mémorial, qui agit un peu partout en Russie, avec moyens modestes et grand courage civique. Il faut voir les forêts de petites croix de toute hauteur, de photos punaisées aux arbres, de stèles rudimentaires qui ont poussé entres les bouleaux ou les sapins des 155 anciennes fosses communes retrouvées par Mémorial. A Vladivostok comme à Voronej, à Saint–Pétersbourg comme à Rostov sur le Don. Une armée lilliputienne du souvenir pousse dans l’immense forêt russe, ou se cache encore dans des ravins comblés de détritus. Le coeur se serre en avançant dans cet album magnifique. « Où est ton frère Abel ?» murmure un chœur invisible.
La Grande Terreur en URSS 1937-1938
Par Tomasz Kizny, en collaboration avec Dominique Roynette avec des textes de Arseni Roguinski, Christian Caujolle et Nicolas Werth.