Edouard Kotcherguine est un scénographe connu, qui a travaillé avec Tovstonogov, à la grande période du Théâtre dramatique de Leningrad (L’Histoire d’un cheval, d’après Tolstoï reste un chef d’œuvre de mise en scène inoubliable). Puis un beau jour il a pris la plume pour écrire et non plus dessiner. Ou plutôt, pressé par ses amis de confier au papier ses récits terribles et drôles d’une enfance passée dans les orphelinats pour «ennemis du peuple».
Ennemi du peuple, il l’était devenu à moins de quatre ans. Père cybernéticien originaire du Pomorié du Nord, arrêté, fusillé. Mère polonaise, dix ans de bagne. Rien de bien exceptionnel dans la patrie du Grand Guide, à nouveau vénéré par beaucoup aujourd’hui, organisateur d’un terrifiant « hache-viande » humain, d’une gigantesque noria de peuples pris dans le tourbillon de la Terreur, de la guerre, des déplacements d’immenses troupeaux humains. Edouard, si petit si souple qu’il peut disparaître comme une ombre, se faufiler dans la caisse à chien des anciens wagons de luxe bourgeois ‘sous chaque compartiment, passer entre les barreaux des lucarnes, apprend la survie dans les orphelinats-prisons, les postes de police, les forêts impénétrables, entre les essieux et sur les toits des lents convois qui sillonnent l’immense pays. Il a été baptisé par deux tantes du Pomorié vieux-croyant, il le sera à nouveau par la prison, dans le baptistère de la grande prison des peuples. Le mouflet sort du blocus dans un avion de bois qui transporte les plans secrets d’un futur nouvel avion, le commandant a pris en charge quelques orphelins. On atterrit sur le lac Ladoga, abattu par un Messerschmidt allemand. Ce n’est que le début d’une odyssée burlesque, effarante, qui fait penser aux fables filmiques d’Emir Kusturica. La galerie des monstres de la chiourme est impressionnante, mais ils y aussi des âmes compatissantes, qui donnent un pain, apprennent à faire un feu invisible en forêt, à dessiner un jeu de cartes, à configurer en Staline en fil de fer. Et les astuces artistiques du petit Edouard le sauvent : chaque été il s’enfuit, et prends des trains vers l’occident, pour retourner vers sa mère, chaque hiver il se retrouve dans un-orphelinat-prison, Mais partout ce sont ses figurines en fil de fer ou ses jeux de cartes qui le tirent d’affaire, lui donnant la protection d’un caïd, ou la rétribution d’un petit public ébahi.
Odyssée dans les égouts de l’humanité comme dans les misères d’un peuple mis à genoux. Il y a des scènes inoubliables : les femmes qui cherchent leurs maris de retour après la guerre, ceux qui reviennent sans jambes, que la femme doit prendre sous son bras, comme un baluchon, (bien contentes : « au moins il courra pas ! Les jambes, je m’en fiche, ce qui compte, c’est le manche !»), les aveugles que des bandes de barbares mutilent pour faire mieux la manche. Des tableaux à la Jérôme Bosch, un Bosch qui n’est pas à l’Ermitage, ni au Prado, mais à Argaïach, Bijeliak, Kychtym ou Verkhni Oufaleï…
Il y a le Chinois russe, « oncle Siao » qui apprend au garçon à faire le peinture au pochoir, le Khanty qui lui apprend à faire un feu qui tourne avec le soleil, en pyramide, et qui brûle sans fumée cinq ou six heures. Le chien Mamaï qui s’attache au garçonnet et le sauve de malandrins, Thomas, le tatoué « du cou aux chevilles », qui a été tatoué par les Japonais, et lui apprend le tatouage à huit aiguilles. Ce qui sauvera Édouard plus d’une fois, les caïds adorant se faire tatouer et qu’on vienne les voir aux bains « comme au cinéma ». Et puis il y a l’amitié touchante avec Mitiaï, l’aveugle avec qui il fuit une fois encore de l’orphelinat, savoure le repas que leur offre un militaire bienfaiteur, avec fourchettes, s’il vous plaît ! et qui meurt à l’hôpital de Molotov (la ville de Perm).
Le livre de Kotcherguine a beau être une sorte de conte oral, il est aussi un recueil ethnographique étonnant : Au hameau de Verkhopoutié, la confection de la bière, en pleine forêt, selon un rituel ancestral et païen est poème ethnographique, le rituel étant dirigé par un vieillard à longue barbe blanche et chemise russe, « prêtre antique, surgi de la nuit des temps ».
Kotcherguine ne philosophe pas du tout, le ton naïf qu’il maintient correspond non seulment aux yeux et à débrouillardise du garçonnet, mais aussi à une sorte de foi en la vie qui l’a sans doute sauvé. Mais le tableau de cette Russie transvasée du nord au sud et de Sibérie en Oural livre peu à peu son énigme : l’humanité a ses règles, la division en classes qui se reforment partout, au fond du bagne comme dans le patelin isolé qui survit en marge de l’histoire. Elle ses légendes, son dieu, le guide moustachu dont les portraits sont omniprésents, et dont une des commandantes d’orphelinat s’est faite grande pourvoyeuse. Elle fait poser notre garçonnet, un bouquet brandi à la main, et il va se retrouver autour du Maître souriant, parmi la marmaille joyeuse de cet eldorado. Inhumanité totale ? Non, le NKVD finira par renvoyer l’orphelin à sa mère, rentrée à Leningrad du camp après ses dix ans. La découverte de la capitale de Pierre le Grand par le petit orphelin qui a fait tous les métiers depuis monte-en-l’air, jusqu’à tatoueur, parle tous les jargons, mais a préservé en lui une indéfinissable pureté est un grand moment. Les formalistes russes appelaient cela « étrangification ». Ici le procédé est moins littéraire que dicté par la vie : la place des Palais s’appelle encore place Ouritsky (du nom d’un bolchevik mort en 1922), l’enfant y découvre « un poteau avec l’ange perché dessus» (la Colonne alexandrine), un palais avec des sentinelles qui se les gèlent sur les toits » (le Palais d’hiver avec ses statues sur les corniches), un «attelage de chevaux noirs, flanqués de deux postillons » servant de « képi » à un arc immense (le quadrige de l’Etat-Major). Mère et fils ont du mal à se retrouver, mais tous deux sont aguerris à jamais: «Fils, dit la mère, ne confie à personne ce qui nous est arrivé. Dans ce pays on sabre les gens plus facilement que les bouteilles». Le fils a mis soixante ans à nous en parler…
Le style naïf, imagé, épicé de jargon des orphelinats, des camps, et des voleurs est un charme et une difficulté de ce livre. La traductrice, étrangement, en a rajouté, composant un étrange pâté linguistique qui parfois gêne. Et ampute le livre d’une pellicule enfantine qui enveloppe l’original, malgré l’âge du conteur de cette histoire drôle qui peut empêcher de dormir. « Faut causer, bigorne ! » Voilà un sabir qui laisse le lecteur perplexe... C’est toujours gageure de traduire une langue populaire en français, trop peuplé de Racine et de Flaubert. Quand le jeune Édouard clôt sa première journée de liberté par un repas comme jamais dans sa vie chez son oncle Janek, quand il s’effondre sur le divan et s’enfouit dans un pesant cauchemar, les lourds chevaux de l’État-major s’ébranlent, les culasses s’entrechoquent, le procureur menaçant exorbite ses yeux, les lampadaires de la ville de Pierre l’enclerclent sans pitié, et le petit Polonais retrouve les mots de la prière entendue avant son incarcération à quatre ans : « Matka Boska, Mère de Dieu, protégez-nous ! ». On se prend à penser : lui et nous, nous tous…
Edouard Kotcherguine Le baptême des barreaux, traduit du russe par Julie Bouvard. Les éditions Noir sur blanc. Lausanne, 2013. 232 pages/