La Révolution de 1917 en comporte deux. Alexandre Soljenitsyne a arrêté sa fresque historique de La Roue rouge à avril 1917, en estimant que tout était joué, que les libéraux qui avaient pris la tête de la Révolution initiée dans les rues et les casernes de Petrograd en février 1917 avaient déjà tout perdu. Et qu’en somme Octobre n’était que la suite logique. Il a donc corrigé la vulgate communiste : détrônant octobre « au profit » de Février.
Il a probablement tort, car rien n’était joué d’avance. Les détails des enchaînements, la désintégration de l’armée (le père de Soljenitsyne était sans doute un officier libéral, il vient en permission au printemps 17, meurt d’un accident de chasse, faute de soins), l’entêtement de Lénine contre l’avis de deux de ses plus proches compagnons (Zinoviev et Kamenev) ont changé le cours de l’histoire. Il y a fallu aussi la dissolution manu militari de l’Assemblée constituante réunie en janvier 1918, où les bolcheviks n’avaient pas obtenu la majorité (elle revenait aux Socialistes- Révolutionnaire et aux mencheviks, les partis bourgeois étant eux aussi représentés).
Et surtout, c’est Octobre qui, en définitive, a changé le visage de la Russie et le cours de l’histoire du XXème siècle. Même dans l’émigration une certaine sacralisation d’Octobre eut lieu. Et même dans la grande revue Annales contemporaines, que dirigeaient très libéralement un groupe d’anciens SR, et anciens députés de la Constituant dissoute manu militari par Lénine. Par exemple le contributeur très régulier qu’était Fiodor Stepoun déclencha un malaise dans la rédaction de la revue par une série d’articles « Les chemins de la Russie », entre 1922 et 1928, où il en arrivait à émettre la thèse que les bolcheviks étaient des marxistes mystiques qui en définitive étaient plus une secte judéo-chrétienne qu’un parti inspiré par la lecture du Capital de Karl Marx. Sans parler des « changeurs de jalons qui dès la NEP décidèrent, comme l’historien Oustrialov, que passé et avenir de la Russie étaient à présent dans les mains des bolcheviks. Ou encore les « Eurasiens » qui dès 1929 prétendent que la Russie est plus fondamentalement liée à l’Asie qu’à l’Europe. Parmi eux le prince Sviatopolk-Mirski, qui rentre en URSS et finira au Goulag, ou le linguiste Roman Jakobson, qui, plus sagement, part aux États-Unis, y devient célèbre, mais cacha longtemps cette page de son engagement. Ainsi commémorer 1917 n’est pas aisé puisqu’il s’agit de deux « révolutions » opposées, dont la première est une « vraie » révolution, l’autre est un coup d’État, qui deviendra rapidement, la vraie « Révolution » sacralisée.
Dans les sept décennies que dura l’Union soviétique, c’est-à-dire le régime de parti unique instauré par Lénine, la commémoration d’Octobre était un événement liturgique. On s’y préparait longuement, et on en tirait longuement les leçons – ce qui fait que l’année prenait des allures d’année liturgique, comme à l’église. Les collections de la Pravda, des Izvestia, de la Literatournaïa Gazeta dans leurs feuilles jaunies nous permettent de revivre ces cycles liturgiques, où l’événement central se répétait chaque année, chaque fois revécu et pour les jubilés des cinq ou des dix ans l’événement était comme deux fois plus mystiquement célébré. La grande fête du 7 novembre (correspondant au 25 octobre) avait perdu son sens profond, bien sûr, mais il y avait toujours de jeunes enthousiastes pour tenter de lui redonner sens. De plus le pays avait adopté le nom de « Soviétique » alors qu’il était absolument dénué de tout fondement « soviétique ». Les conseils n’y jouaient plus de rôle, ils entérinaient les décisions du partie. Le pouvoir veniat d’en haut, et non d’en bas. Le président d'un des premiers soviets des ouvriers, celui de Petrograd en 1905, était rayé de l’histoire, il s’appelait Bronstein, nom de guerre Trotski.
Notons qu’aujourd’hui abolie, ladite fête est abolie, seuls quelques communistes y tiennent encore, mais pas seulement des vétérans, puisqu’on y voit à nouveau des jeunes gens. Elle est remplacée par le 4 novembre, très proche dans le calendrier, et cette translation de fête a reçu l’explication officielle d’un retour à la célébration du 4 novembre 1612, lorsque le marchand de bétail Minine et le prince Pojarski triomphèrent des Polonais installés au Kremlin de Moscou. Les deux héros ont leur statue sur la place rouge depuis 1818. L’icône de Notre Dame de Kazan est également fêtée ce jour car la célèbre icône aurait pris part au combat, comme autrefois à ceux menés par le tsar Ivan le Terrible. Bref le 7 novembre a été réemployé pour une célébration de « l’unité du peuple » d’un autre type. Et bien dans cette perspective qu’il faut comprendre la difficulté du régime à « fêter » 1917.
Mais la leçon à tirer d’Octobre même sous le régime soviétique n’était pas évidente. Prenons l’exemple du 50ème anniversaire. On est en 1967. Les autorités commandent à trois jeunes cinéastes du Studio expérimental trois courts métrages pour célébrer « Octobre ». Il s’agit d’un « Almanach filmique » intitulé Naissance d’une ère inconnue. Un des trois films a disparu, les deux autres ont été interdits, et ne sont sortis que bien plus tard à un festival du « film soviétique interdit » (à Léningrad).
Le premier film est dû à une réalisatrice de très grand talent, disparue jeune dans un accident, Larissa Chepitko. Elle imagine un film d’après une nouvelle d’Andreï Platonov, « La Patrie de l’électricité ». Dans un village perdu dans le désert, dévoré par le soleil et la sécheresse, un inventeur improvisé, étudiant de première année venu de Kiev, un de ces inventeurs-rêveurs comme il y a en tant chez Platonov, imagine une machine à pomper l’eau, fabriquée avec une motocyclette prise à l’ennemi allemand. Mais la moto explose, tandis qu’une bienheureuse pluie vient sauver le village exsangue. Le film tourné près d’Astrakhan, dans la canicule, semble fait de décors surréalistes, alors que tout est réel, y compris les acteurs qui sont des habitants du hameau, l’inventeur est un étudiant de première année venu de Kiev. Le second film fut tourné par Andreï Smirnov, le futur réalisateur de « La gare de Biélorussie ». Il emprunta son thème à un autre nouvelle des premières années soviétiques, l’auteur en est Iouri Olécha. L’action de L’Ange, se passe entièrement sur une plate-forme de draisine perdue dans la forêt, sur une voie ferrée où plus rien ne circule, faute de charbon. Tantôt elle roule en raison de la pente, tantôt les réfugiés de cette plateforme essaient de la pousser de leurs bras. Il y a là le mécanicien et sa fille, un homme et sa vache, un monsieur avec un tome de Dante sous le bras, une jeune femme enceinte, un étudiant « S-R » et un commissaire bolchevik. Le petit groupe fait connaissance, le commissaire menace l’étudiant de l’arrêter quand ils arriveront à destination. Mais une bande de brigands dirigée par un ataman surnommé « L’Ange » s’empare de la draisine et les fait tous prisonniers. Le commissaire doit des comptes à l’Ange. Il est décapité dans une cabane le long de la voie, la fille du mécanicien est violée, les autres s’en vont à pied, stressés et sans espoir. « Voilà pour toi la serpe et le marteau « dit l’Ange ‘exterminateur, en écrasant la tête du commissaire sur l’enclume.
Ces deux films de ces deux débutants, profitant du « Dégel », que voulaient-ils dire ? L’intrication et l’ambivalence de la Révolution ? Les espoirs fous et les violences atroces enfantés par le fantasme d’un paradis sur terre ? Dans une formule célèbre Lénine avait dit de la Révolution « Les Soviets - plus l’électricité ! ». L’eau plus la fraternité, dit Larissa Chepitko, la cruauté des deux côtés, dit Andreï Smirnov. Les deux films furent sauvés par un magasinier qui en conserva une bobine en cachette. On ne s’étonnera pas que les deux films aient été interdits ; on s’étonnera plutôt que le « Dégel » khrouchtchévien ait pu donner naissance à de tels projets d’interprétation d’Octobre et de la tragédie de l’utopie russe.
L’heure aujourd’hui n’est ni à la « trêve » de la NEP, ni au « dégel » de Khrouchtchev. On a changé de régime. La « démocratie dirigée », se veut un régime libéral et autoritaire, où règne la « concorde » de la nation, et où, par conséquent, on ne peut plus opposer les deux frères ennemis qui composent une grande part de la littérature soviétique des années 1920 (Olecha, Leonov, Kaverine, et bien d’autres). Il convient au contraire d’empiler dans la concorde toutes les strates de l’histoire russe. Il ne s’agit plus qu’une mémoire vienne à bout d’une autre mémoire. Ni de montrer comme fait tout l’œuvre d’Andreï Platonov l’ambivalence du rêve révolutionnaire, rêve de fraternité quasi chrétienne et aussi de vengeance de classe. Les gueux de Platonov, cherchent le « communisme » comme on cherche l’Arche sainte dans le désert, ils errent comme les Juifs dans le Sinaï pendant quarante années, à la recherche d’un point géographique virtuel, mais figurant dans la légende de leur carte mentale : le « Communisme ». Et la Russie du président Poutine ne peut ni prendre rétrospectivement un parti, ni même admettre cette extraordinaire ambivalence des fables de Platonov - affiches de propagande autant que brûlots anticommunistes. Lénine n’a plus sa place dans le panthéon russe, bien qu’on ne touche pas à la momie du Mausolée de la place Rouge – signe s’il en faut de la sacralisation d’Octobre. Ici et là on édifie des statues nouvelles de Staline alors qu’il avait complétement disparu de la statuaire russe. Mais il est dans le panthéon des grands patriotes, les patriotes qui on fait la Russie, Lénine n’y est pas car il l’a plutôt défaite.
Février 1917 a été avant tout une bourrasque de rêve de liberté. Une exposition de la Bibliothèque publique de Saint-Pétersbourg le démontre de façon frappante. Ces photos sorties des réserves, ces cartes postales, ces tracts politiques, et ces dessins d’enfants de l’année 1917 nous montrent une marée humaine de visages –d’abord heureux, puis graves, puis dramatiques. Les tracts politiques proclament sans fin « Russie libre ! », « Vive la liberté, Hourra !», « Vive la Révolution des ouvriers et des soldats ! » C’est avant Octobre, rein à voir avec les bolcheviks, et plusieurs d’entre elles sont couronnées par l’inscription « Christ est ressuscité ! » Car Pâques, en 1917, est survenu peu de temps après la Révolution et s’y est comme surimposé.
Voici la foule qui exulte devant l’incendie du « Palais lituanien », quartier général de la police, à de Kolomna. On brûle en public les archives de la police, la foule traîne un officier de police (un « pharaon ») affublé de l’écriteau « Hier seigneur, aujourd’hui esclave ! ». Plus loin Nicolas II à genoux sur l’étendard russe offre sa couronne aux vainqueurs, le pied d’un soldat posé sur son sceptre, la scène se passe devant le palais de Tauride, où siège la Douma et bientôt le Soviet (ils vont devoir se le partager). Et au dessus de la façade du palais une tête d’ouvrier en casquette d’où émanent des rayons comme le soleil dans un emblème maçonnique. Voici une Marianne russe, aux formes opulentes, attaquée par l’aigle impérial, mais défendue par un soldat. « Puisse-t-elle devenir notre 14 juillet ! » disent plusieurs affiches. L’emprunt patriotique que lança dès ses débuts le gouvernement provisoire est également très présent, sous des formes d’affiches ou de cartes postales, dont, par exemple, une usine Krupp en ruine. Ou une paysanne et sa charrette, qui proclame : « je vends mon grain, j’achète de l’emprunt ! » Ce qu’elle ne fit pas...
Il est étonnant de voir les obsèques de Cosaques tués lors de la répression du coup avorté des bolcheviks en juillet. Nous sommes tellement habitués à la réécriture de l’histoire par ces mêmes bolcheviks et leurs héritiers, les historiographes de la Russie soviétique et de nos propres manuels que l’on ne comprend pas au premier regard de quoi il est question. Or nous sommes bien juste après le putsch raté des 3 et 4 juillet 1917, très exactement le 5 juillet. Tchkhéidzé, le leader menchevik venu de Géorgie (et qui y retournera présider le parlement Transcaucasien de mai 1918 à mars 1921 avant de s’exiler en France) prononce un discours devant les dépouilles des Cosaques, héros qui ont sauvé la République des attaques des bolcheviks ; les obsèques ont lieu au monastère de la Laure Saint-Alexandre-Nevski, le lieu le plus sacré de toute la métropole. Il y a des popes, l’enterrement est religieux. Plus loin voici l’appel de Tséretelli et Kerenski à la population de Petrograd pour qu’elle rende les armes qu’on lui avait distribuées généreusement pour qu’elle puisse se défendre des bolcheviks ; trois jours sont fixés pour cette reddition, les 14, 15 et 16 juillet. Et l’étonnement ne s’arrête pas là puisque voici l’enterrement (religieux aussi) des victimes tombées dans les journées du coup d’État des 28 au 30 octobre (la « Révolution d’Octobre »), Il y a foule sur la Perspective Nevski. On voit plusieurs étendards noirs des anarchistes. Quelques mois plus tard, après la dispersion manu militari de l’Assemblée constituante ordonnée par Lénine, en janvier 1918, on voit enterrer dans une grande foule les victimes tombées le 5 janvier. Le drapeau des Socialistes-Révolutionnaires flotte sur la Perspective Nevski, les tramways sont bloqués, une grande bannière proclame : « Éternelle mémoire aux victimes qui avaient servi la Révolution. Le Soviet de Petrograd des Unions syndicales », avec la croix orthodoxe.
Toutes ces images, qu’évidemment aucun manuel d’histoire ne montrait jusqu’à présent, nous indiquent que la foi orthodoxe est loin d’avoir disparu. Popes et aumôniers militaires sont là à tous les enterrements. L’esclave brise ses chaînes comme Samson dans le temple (le symbole de Samson avait déjà largement servi au XVIIe siècle pour célébrer Pierre le Grand). Et même l’affiche du mouvement anarchiste « Terre et liberté » emprunte au symbolisme religieux, on y voit une main élever au ciel un calice.
Pour les élections à l’Assemblée constituante, les partis sont nombreux, ils ont chacun un N° afin que les illettrés puissent voter sans se tromper. Des séries de cartes postales se moquent d’eux : l’anarchiste a une bombe à la main, le bolchevik pose une main protectrice sur le petit menchevik, le Cadet tient un gros cartable sous le bras. Les « types de la Révolution » nous montrent comiquement le « zem-hussard » habillé en officier, c’est-à-dire le simple employé de Zemstvo qui s’arroge des galons d’officier, ou encore le « Stud-milicien », c’est-à-dire l’étudiant (student) qui s’improvise policier, ou encore le sergent de ville se cachant sous les habits d’une femme (comme dit la légende bolchevique de Kerenski lors de sa fuite). Plus dramatiques - les photos des autopsies de Kokochkine et Chingariov, tous deux arrêtés au moment du coup d’État d’octobre, transférés dans les caves du palais Marinski devenues hôpital-prison, et massacrés dans la nuit par des énergumènes alors que les geôliers avaient fait payer leur famille pour les garder la nuit. Les photos ont été ronéotées, preuve que l’indignation était grande.
Un album de dessins d’enfants de l’année 1917 publié suite à sa découverte récente nous montre l’évolution du spectacle de la rue tel que les enfants l’avaient dans leur regard : cortèges de février avec une immense bannière « Vive la Russie libre ! », un peu plus tard les trois colonnes avançant dans la rue célébrant l’une Kerenski, l’autre l’Internationale, l’autre la Russie libre. On voit également défiler l’Union des Zemstvos, cette union des Assemblées locale de self-government qui depuis deux années jouait un rôle important pour améliorer l’approvisionnement de l’armée. Passe aussi un défilé de bonshommes en casquettes qui proclament « Vive la Russie libre ! La guerre jusqu’à la victoire ! » Mais il n’y en eu plus pour longtemps. Viennent les nombreux dessins qui représentent les queues devant les magasins d’alimentation. Devant le boucher, le boulanger, le laitier, avec un sergent de ville pour maintenir l’ordre à chaque entrée. Ou encore ce wagon bleu Moscou-Nijni Novgorod, empli d’une foule immense qui déborde de partout, occupe le toit et semble n’aller nulle part… la Russie de la guerre civile deviendra un immense charroi de population, des trains qu’on attend pendant des semaines, des convois bondés qui passent, peuplé jusque sur les toits. Les carnets de Marina Tsvetaieva, ses récits en sont pleins.
La révolution de février aurait été baptisée dans le langage politique de la Russie d’aujourd’hui « révolution de couleur ». Et il est clair que le régime actuel n’aime pas les révolutions de couleurs, qui commencent par des meetings et s’achèvent par le renversement du régime légal, comme à Kiev en 2014. Cette révolution « orange » de 1917 n’était pas encore anti chrétienne, le mot clé en est « liberté », et « Christ est ressuscité ! » figure, au début, assez souvent. Alexandre Blok, l’auteur du célèbre poème des « Douze », qui décrit la marche de douze gardes rouges à travers Petrograd désert et affamé, en janvier 1918, juste après la dissolution de l’Assemblée constituante dont toute la Russie libre avait rêvé, fait figurer devant la bande qui vient d’abattre une fille de joie qui passait avec un soldat les mots « Devant eux, couronné de roses blanches, Issous Christos ! ». Beaucoup dans l’intelligentsia ne voulurent plus lui serrer la main, mais le poème ne fait que traduire un des courants de 1917, ce qu’on peut appeler la « Révolution de l’Esprit ».
Août 1914, c’est-à-dire le début de la guerre a été célébré par le président Poutine et tout le régime actuel, et c’était une nouveauté car le régime soviétique ne célébrait nullement les morts de la guerre « impérialiste ». Et l’absence de célébration officielle de l’année 1917 autrement que par des conférences ou quelques expositions est à mettre au compte de tout un pays qui ne sait que faire de cette année où une révolution dévora l’autre. Le réalisateur Nikita Mikhalkov défend l’érection d’un monument à Ivan le Terrible, dans la ville d’Orel, il attaque les mises en scène du Musée Eltsine, à Ekaterinbourg, avec sa documentation mise en interaction avec le public, selon une composition imaginée par le réalisateur Pavel Lounguine. Car il y voit « un travail de sape de la conscience historique des enfants et de la jeunesse » (lettre à Naïna Eltsine, la veuve du président). Mikhalkov a donné dans un film récent son interprétation de la guerre civile russe qu’a déclenchée Octobre. Le film tire son nom et une partie de son argumentaire d’un bref récit d’Ivan Bounine : « Coup de soleil ». Ce court récit, sensuel, comme Bounine y excelle, intervient comme un souvenir récurrent dans l’esprit de l’officier blanc qui a séduit la belle passagère du bateau sur la Volga, maintenant prisonnier des Rouges avec des centaines d’autres officiers de Wrangel, dans la promiscuité d’un camp de filtration, où en fait tous sont condamnés sans encore le savoir: sur les ordres de Bela Kun, ils seront entassés dans la coque d’une péniche qui sera envoyée par le fond. Le film de Mikhalkov évolue entre ces deux époques, et ces deux strates de la vie russe. L’écharpe de l’héroïne, volant dans l’un et l’autre épisode, sert de symbole virevoltant et lourdement insistant ; ainsi que le petit photographe de l’échoppe de la bourgade sur la Volga à présent garde rouge, et chargé de photographie le groupe des prisonniers blancs… La Russie sombre avec la péniche, comme le Titanic. Quel en est le sens ? Un sourd sentiment de culpabilité relie les deux histoires, celle de l’adultère dans une Russie haute en couleur et prospère, celle du meurtre collectif dans la barge en haute mer correspondant aux amères pages du Journal de Bounine tenu de 1917 à 1921, et recueillies dans son livre Jours maudits, de 1925-1927. « Je suis allé à Petersburg pour la dernière fois début avril en 1917. Alors il s’était produit quelque chose d’inimaginable : un des plus grands pays du monde avait été abandonné à son sort. »
Bounine descend du train, et voit une immense foule traîner absurdement tout autour de la gare. Il prend un fiacre, voit la perspective Nevski « inondée d’une foule grise, soldatesque capote jetée sur l’épaule, domestiques flânant, ouvriers qui ne travaillent pas, escrocs qui vendent à l’étal cigarettes et rubans rouges, photos obscènes et friandises. » Le cocher se retourne et lui dit : « Maintenant le peuple est comme du bétail sans berger, il souillera tout et périra lui-même. » Pâques 1917 semble à Bounine un mélange de joie pascale et d’haleine de mort. Pour Vassili Rozanov, refugié à la Laure Serge au nord de Moscou, c’est l’Apocalypse de notre temps, une farce grandiloquente de prestidigitateur mais à la fin de la présentation, quand on va au vestiaire reprendre ses habits, il n’y a plus rien (Mikhalkov s’en inspire en introduisant une scène de prestidigitateur sur le superbe et nonchalant bateau qui remonte la Volga avec l’officier et la dame blanche).
Le Journal de la femme de Merejkovski, Zénaïde Hippius, qui habitait en face du palais de Tauride, et avait donc vue directe sur les événements, et Kerenski et bien d’autres venaient prendre ne thé en sortant des séances de la Douma, sont encore plus explicites. Mais ces intellectuels, qui étaient tous des libéraux (sauf Rozanov), ne parvenaient pas à déchiffrer le sens des événements. La révolution russe leur semblait un hologramme de la française. Bien plus tard Alexandre Soljenitsyne dans son petit traité : les Traits de deux révolutions les compare, ayant toujours en tête sa thèse principale, entendue de la bouche d’un paysan : « On est puni parce qu’on a oublié Dieu. » A-t-il raison ? Les images si extraordinaires de la petite exposition de la Bibliothèque publique de Petersburg nous montrent le contraire, tout au moins en février : les bannières orthodoxes sont là plus que jamais ; « Christ est ressuscité » s’inscrit sur les pancartes de la Révolution. Mais ce pas pour longtemps. Et un des principaux paradoxes de l’énigme de 1917, c’est aussi l’effondrement de la « Sainte Russie ». Bientôt les activistes vont monter aux clochers et faire tomber les cloches, Lénine ordonnera secrètement la décimation du clergé (après l’affaire de Chouïa), et, avant la Grande Guerre pour la Patrie, où Staline décide dans son désarroi de faire appel à l’église orthodoxe moribonde et de rétablir le patriarcat supprimé par Pierre le Grand, le moment semblait venu où la Russie serait enfin « affranchie » de l’opium du peuple. C’en était fini de la « révolution de l’esprit ». Quant aux marins qui avaient déclenché la révolte de Février, et assassiné au passage l’amiral Nepenine dans une rue de la capitale où ils l’avaient reconnu en habit civil (c’est une des plus saisissantes scènes de Mars 17, de Soljenitsyne), ils vont en 21 se révolter contre la dictature de Lénine et Trotski et lancer un SOS pathétique au monde entier. Trop tard, évidemment.
Ni révolution « orange », ni révolution marxiste, ni simple soulèvement, 1917, en deux étapes a fait parcourir à la Russie un extraordinaire raccourci historique qui va de la jubilation au désespoir, puis à la plus atroce des guerres civiles. La révolution française de 1789 avait été le modèle dans toutes les têtes, les partisans, comme les adversaires. Elle est dans la tête de Trotski quand il dénonce le « thermidor » de Staline. Et de 1789 à 1793 la France avait parcouru un périple on moins foudroyant. Mais la fin de la révolution était arrivée assez vite : Directoire, puis général Bonaparte, puis empire des Français, puis Restauration.
Tout récemment une publication posthume du sociologue soviétique semi-dissident Mikhaïl Guefter, intitulée « La révolution qu’on n’a pas encore arrêtée : 1917 », montage des conversations qu’a eues avec Guefter Gleb Pavlovski, un de ses élèves reprend l’idée qu’en Russie toutes les révolutions viennent du haut. L’historien Natan Eïdelman avait publié sous ce titre un petit livre dès le début de la perestroïka. Qu’est-ce à dire ? que la Russie profonde n’a pas encore « fait « sa révolution, pas encore digéré l’occidentalisation, la modernisation, le contraste entre les grands villes et l’immensité rurale de la Russie ? Que rien ne relie les très jeunes gens qui manifestent de temps en temps dans les rues de Moscou à cette Russie profonde ? Et que tant qu’il en sera ainsi, la révolution n’aura pas de fin ? C’est-à-dire le pouvoir d’en haut ? En tout cas célébrer une année qui dévale en quelques mois si loin de sa première nature est chose éminemment difficile.