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Crimée – un an après

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Les réflexions d’un observateur averti et engagé sur la situation qui perdure et les opinions qui s’incrustent.

C’était dimanche 1er mars. Sur le Champ de Mars de Saint-Pétersbourg, où depuis 1919 brûle une flamme éternelle «Pour toutes les victimes des tyrans», la manifestation prévue «Contre la guerre! Contre la crise!» se transforma, comme à Moscou, en meeting de deuil pour la mort de Boris Nemtsov, assassiné la veille sous les murs du Kremlin. Sans doute sept à huit mille participants. Tous les âges, beaucoup de jeunes, certains enveloppés dans le drapeau ukrainien. «Boris! Luttons!», «La propagande tue», "Diagnostic : maniaque!», «A bas la spéculation! Nationalisons les corporations!» ou encore «Kremlin = territoire terroriste». Une ou deux pancartes pour glorifier la Jeanne d'Arc ukrainienne, la pilote Nadejda Savtchenko. L'atmosphère est paisible, très peu de police, les gens semblent regroupés par familles de protestation : anarchistes, national-bolcheviks (quelques bannières avec slogans interdits sont prélevés par la police), communistes, libéraux, ou croyants («Ne tue pas !» en slavon d’église).

Paisibles et résigné : d’une part la foule n'est pas énorme pour une ville de cinq millions d'habitants, d’autres part la majorité semble résignée à la thèse qu’un pouvoir fort est inévitable en Russie - thèse avancée par tant de penseurs, dont Ivan Iline, penseur décédé en 1954 dans l’émigration, qui est aujourd’hui un peu le philosophe officiel. Difficile en tout cas de voir poindre la force d'une «autre Russie », comme dit le journaliste Evguéni Kisilev «réfugié» à Kiev (rappelons qu'il n'y a toujours pas de régime de visa entre les deux pays). Néanmoins quelques semaines de rencontres m'ont persuadé qu'il y a des éléments pour une nouvelle « guerre civile » dans une partie de la société, disons une forme de dissidence plus affichée qu’hier parce que l’on peut se proclamer ouvertement contre.  Des familles, des amis évitent soigneusement le sujet central afin de ne pas devoir se quitter à jamais. L'étiquette de «fasciste», ici comme à Kiev, est employée dans les deux sens.  La Crimée, (que certains députés proposent de rebaptiser Tauride comme au temps de sa conquête sous Catherine II) - on en parle peu. L’annexion est entérinée, même par l'opinion libérale, à quelques exceptions près. L’enthousiasme d’il y a un an est en revanche moins évident. Pour beaucoup c’était une « rectification nécessaire » d'un acte arbitraire de Khrouchtchev. Plusieurs m'ont dit se rappeler que leurs parents avaient à l'époque (1954) été indignés…

Non, le vrai sujet, c'est la guerre du Donbass. C’est elle qui divise, met en colère. Le journaliste le plus connu, Vladimir Soloviev, tous les dimanches reprend les diatribes contre l’Ukraine fasciste, uniate, et surtout manipulée par l'Occident – un Occident à deux têtes, Amérique ou Europe, chaque interlocuteur préfère sa «tête». Il en fait plus que le président Poutine, mais sert sans doute de « réserve » de droite.  Notre chauffeur de taxi le soir de l'assassinat déclara sans ambages, bien avant l'émission de Soloviev du lendemain : « qui a tué Nemtsov, C'est l’Amérique évidemment ! ». A ma demande il précise: comme en Tchétchénie, comme en Afghanistan…

Mais le chauffeur de taxi n'est pas le seul: les intellectuels sont souvent hésitants, dubitatifs. Le nationalisme ukrainien leur est un élément totalement étranger.  Au fond ce qui revient souvent, c'est la question mémorielle de la dernière grande guerre. Il fallait choisir entre deux maux. Churchill fit son choix sans état d'âme : Staline plutôt que Hitler. Les penseurs nationalistes ukrainiens avaient un autre choix. Par exemple Dmitro Dontsov, un philologue apôtre d’une renaissance nationale ferme, prélude à une renaissance politique, comme en Finlande ou en Pologne. L’actuel ministre de l’Éducation nationale, le professeur Serhij Kvit lui a consacré un livre. Dontsov s’était refugié à Berlin, mais n'a pas collaboré comme Bandera. Cette divergence de mémoire est toujours très émotionnelle (on commémore en ce moment le blocus de Leningrad, avec quelques polémiques historiques vives).  Cette divergence reste un marqueur important, amplifié par la religion officielle de la Victoire de 1945, qui amplifie un certain dolorisme russe. Ce marqueur on le retrouve dans beaucoup d'institutions libérales, comme l'Université européenne. L'assassinat de Boris Nemtsov marque sûrement un seuil. Émotionnellement il a entraîné une sorte de trêve, brève. La chaîne de télévision RBK (à thématique économique), que possède Mikhaïl Prokhorov, consacra plus de trois jours à des émissions et tables rondes sur Nemtsov, contradictoires et dépassionnées dans l'ensemble.

Mais cela ne change rien à l'atmosphère générale qui reste comme obsidionale : l’Europe, pas seulement l'Amérique étant considérée par beaucoup comme une force assiégeante. Du haut en bas de la société tout le monde raisonne en géopoliticien, un mot qui a pénétré partout. Et une hantise qui ne date pas d'aujourd'hui. Elle fut même canonisée au XIXème siècle par Danilevski dans son livre La Russie et l'Europe qui voit les relations entre nations comme une lutte darwinienne entre les espèces. Dontsov lui a emprunté de ses thèmes. Par exemple celle du «monde russe», reprise par l'idéologie officielle.  L’Europe comme ennemie, c’est encore la raison officielle qui a entraîné la fermeture en décembre dernier de l’École Politique de Moscou parce qu’elle recevait des subsides du Parlement européen, en toute transparence. Un tribunal l’a déclarée « agent de l’étranger ».

La guerre tout à fait réelle qui jusqu'à très peu de temps faisait des victimes tous les jours dans le Donbass, du fait de l’emploi de l'aviation par le côté ukrainien et de l'artillerie lourde par les deux côtés, fait l'objet de nombreux reportages, tous ne sont pas de complaisance, par exemple on trouve dans l'hebdomadaire «Russki Reporter» de longs interviews recueillis dans les abris souterrains auprès de familles qui se protègent des bombes « kiéviennes » comme elles peuvent. Il faut dire que le rédacteur en chef est originaire de Donetsk. Un ami-poète de Lougansk à qui je téléphone de temps à autre, Viktor Spektor, fait des descriptions angoissées de la situation, et se plaint amèrement de son propre pays (dont il parle la langue, bien qu’elle ne soit pas «la sienne», il est Russe). La haine monte, comme dans une guerre civile. Inversement, il existe des intellectuels russes d'origine ukrainienne ou pas (il y a des millions d’échanges familiaux entre les deux pays) qui se découvrent ukrainiens de cœur, vont ou vivent à Kiev (tel l’écrivain Andreï Dmitriev). Autrement dit un remue-ménage en profondeur a lieu, semble-t-il, dans les identités vécues de beaucoup de gens.

L'historien Andreï Zoubov n'a plus son poste d'enseignant à Moscou, pour avoir comparé l’annexion à celle des Sudètes, et l’Université Mohyla de Kiev l’a fait docteur honoris causa. En sens inverse le philosophe kiévien Viktor Malakhov a confié à une revue de philosophie de Moscou ses réflexions «anti-Maïdan». Et ce n’est pas l’église qui peut servir de modérateur. Le patriarche Kirill s’est au tout début du conflit essayé à être « au dessus de la mêlée », (il a des milliers de paroisses dans sa juridiction en Ukraine), puis a pris partie. Ici ou là des prêtres orthodoxes néanmoins prêchent contre la guerre avec courage et parfois passion. On retrouve leurs homélies sur le net. L'un d'eux, monarchiste de conviction, est le plus acerbe opposant à la politique du Kremlin. Il dénonce l'extrême légèreté avec laquelle on s'est mis à parler de guerre, de « troisième mondiale », et voire même de « nucléaire ». Pour le journaliste Vladimir Pozner, vétéran de l'Union soviétique, et parfait connaisseur de l’Occident, il s'agit d'une ultime lutte entre anti-et prosoviétiques ; ce qui ne veut pas dire que la génération qui viendra inéluctablement relever ceux les dirigeants qui sont nés en URSS ne sera pas « impérialiste », ou antieuropéenne. Mais différemment. Gorki disait en 1931 : "Quand l'ennemi ne se rend pas, on l'écrase. "  Ce n'était pas à son honneur. Lui-même fut assassiné en 1936. Aujourd'hui on entend « Qui n'est pas avec nous est contre nous ». Ce qui signifie un refus du dialogue entre les Russes, mais plus encore avec l’Europe, vue comme un ennemi. Le plus inquiétant, c’est que nombreux sont ceux qui pensent ainsi à voix haute ou à voix basse. «La propagande tue», certes, mais tout ne s'explique pas par la propagande.

четверг, 2 апреля 2015

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