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Comment l’Europe alla à l’aveugle vers la Grande Guerre

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Une analyse f'un livre fraichement paru qui touche aux pages troublantes de l'histoire russe.

« Il est un temps pour la guerre, il est un temps pour la paix » dit l’Ecclésiaste. Le pendule hésita longtemps les années précédant 1914. Les chancelleries sentaient son hésitation funeste, mais les opinions poussaient à l’aveugle vers le précipice. C’est ce que montre le livre touffu de l’historien anglais Dominic Lieven, descendant d’une illustre famille de barons baltes de l’Empire russe, auteur de La Russie contre Napoléon, la bataille pour l’Europe (1807-1814). Nous voici menés aux tout derniers jours de juillet 1914 et premiers d’août, dont Soljénitsyne a fait le portail de sa monumentale Roue rouge. Les recoupements sont nombreux entre ces deux ouvrages, mais l’épisode par quoi s’ouvre Août 14, l’encerclement de la 2ème Armée russe dans les forêts de Prusse, n’occupe chez Lieven que dix lignes. Lieven a exploré les archives des chancelleries, surtout en Russie, aidé par plusieurs assistants. Il veut nous montrer la marche vers la guerre par les yeux de la Russie, en l’occurrence essentiellement de la diplomatie russe et par la voix de quelques meneurs d’opinion. On y découvre donc de nombreux portraits nouveaux - ministres, journalistes, ou consuls honoraires influant dans l’ombre.

L’Europe cherchait sa voie entre les « barils de poudre », nombreux dans la géographie politique d’alors : les Détroits, revendiqués par la Russie, les Balkans avec leurs guerres d’affranchissement contre les Ottomans, la confrontation de la Serbie avec Vienne – qui mena à la déflagration après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand -, et les conflits interbalkaniques (Serbie contre Bulgarie). Le récit de Lieven se veut factuel, mais sa voix propre intervient à intervalles réguliers, mélancolique ou annonciatrice. Le livre est rédigé par son auteur au Japon, et les tensions d’aujourd’hui entre Chine et Japon, qui pourraient bien mener à une guerre, lui font revivre ces années entre guerre et paix en Europe. Sur le billard européen d’alors les joueurs n’ont presque pas changé : L’Angleterre, dominante, maîtresse des mers, l’Allemagne de Bismarck et Guillaume, l’empire austro-hongrois de la Vienne impériale qui tente de concilier ses nations. La France républicaine et colonisatrice, la Porte ottomane amoindrie, et sous influence.

Certains des décideurs russes dont Lieven fait le portrait dans un long chapitre savent, d’autres pas : du fait de l’industrialisation, les différentiels de puissance ont changé. La Russie a beau avoir eu l’industrialisation rapide menée par Witte, elle est encore en retard, sa défaite inouïe devant le Japon a mis à nu sa faiblesse maritime et son mauvais moral (mais l’amiral Lieven, ancêtre de notre historien, est de ceux qui ont sauvé leur navire à Port-Arthur). Dans cette Europe qui n’a plus connu de grand conflit depuis longtemps le bluff et le risque sont les inspirateurs des principaux joueurs. Deviner la vraie puissance cachée de chacun des concurrents est l’essentiel de la diplomatie européenne. Le jeu se joue à trois contre trois, « Triple Alliance » – Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie, forgée par Bismarck - contre « Triple Entente », l’alliance franco-russe rejointe par l’Angleterre en 1907 ; ce jeu a ses règles, ses entorses aux règles, ses partisans et ses sceptiques. Le septième joueur, l’empire ottoman, a le rôle du « mort ». L’Allemagne se sent encerclée par la Tripla Entente cette alliance si paradoxale entre autocratie et république, plus l’Angleterre parlementaire et monarchique ; les empereurs cousins Guillaume et Nicolas ont cru jusqu’au bout pouvoir éviter que leurs énormes machines militaires évitent la confrontation fatale...

 Un monumental ouvrage récent de Margaret MacMillan (Margaret MacMillan, The War That Ended Peace : The Road to 1914. 2014) souligne que si l’on y voit clair dans les conséquences de cette guerre qui fit six millions de tués et vingt de blessés, on hésite encore dans le lacis des causes. Lieven, parti d’un point de vue russe, hésite également. Car l’Europe de 1900 semblait de plus en plus civilisée, et la Conférence le la Paix tenue à La Haye, où la Russie avait joué un rôle éminent, semblait avoir éloigné l’idée de grands conflits, mais tous se préparaient à la guerre, et les accrochages dans les colonies encore à partager jouaient le rôle d’essais. Les plans de guerre étaient tous « défensifs », mais chacun supputait la part offensive cachée de l’autre et donc se tenait prêt au grand risque.

Lieven fait le portrait de plusieurs penseurs nationalistes russes, y compris l’illustre chimiste Mendeleïev (dont le poète Blok épousa la fille) qui voyait en la Russie un grand avenir et prédisait une population de 600 millions d’habitants en l’an 2000. Parmi les opposants au « parti de la Cour », qui persistait à voir en l’alliance des empires la base de la politique russe, il affectionne Grigori Troubetzkoy, d’une grande famille intellectuelle moscovite, pour qui la Russie se devait d’avoir une politique étrangère vraiment russe, c’est-à-dire inspirée par la famille slave et orthodoxe, plus que par les préoccupations stratégiques (es Détroits), il était l’incarnation même d’un « impérialisme libéral russe ». Son neveu, l’illustre linguiste Nicolas Troubetzkoy, sera, lui, dans les années 1920, comme son collègue Roman Jakobson, un « eurasien », chaud partisan de la destinée eurasiatique de la Russie (une idée reprise aujourd’hui en haut lieu).  Quant aux « Détroits », nous rappelle Lieven, étaient alors pour la Russie l’équivalent de Suez pour l’Angleterre, ou de Panama pour les États-Unis : chaque grande puissance devait maîtriser une grande mer (c’était l’époque où les puissants cuirassés étaient le principal symbole de la puissance militaire – d’où le traumatisme de Port-Arthur). Les Détroits ont joué un rôle funeste en obnubilant une partie de l’opinion et surtout des « décideurs » russes.

Lieven pose la question : pourquoi la Russie n’eut-elle pas son grand leader ? Car au fond, elle dut attendre Lénine pour en avoir un... Nicolas II ne faisait pas le poids, il y a sur ce point consensus des historiens, comme des contemporains. Le vainqueur de 1878-79, le général Skobelev, avait eu son heure de gloire, mais jamais l’armée en Russie n’a pris le pouvoir. Stolypine aurait pu devenir le Bismarck russe, mais il fut assassiné et ce au moment où le tsar avait déjà décidé son éviction ; Piotr Dournovo, qui avait maté la révolte de 1905, était et se savait honni ; Alexandre Krivochéine, self made man, petit-fils de serf, le plus populaire des ministres du tsar, au moment décisif de début 1914, quand Nicolas cherchait un nouveau Premier ministre, se défaussa sur une nullité. La France avait Poincaré, l’Angleterre Lloyd George, la Russie n’avait pas de leader.

L’énigme de la course à la guerre reste néanmoins entière. Beaucoup croyaient à la « Blitzkrieg », donc à un abcès qui crèverait vite. De dangereux duels d’opinions se livraient d’un pays à l’autre par grande presse interposée. Les nationalismes montaient, l’antagonisme russo-teuton hantait les imaginations. Une récente exposition au Musée russe nous a montré l’engagement stupéfiant de toute l’avant-garde russe dans la propagande antigermanique au début de la guerre : Maïakovski, Malevitch, Larionov, Gontcharova, Meyerhold…  

Les opinions ne sont pas le sujet principal du livre de Lieven, et c’est regrettable. Sa conclusion est plutôt mélancolique. Le jeu des calculs et des erreurs de calculs entre puissances qui se guettent mena au désastre. Ce jeu n’a-t-il pas repris aujourd’hui ? Les armements ont changé, les guerres « hybrides » ont remplacé les petites guerres balkaniques, l’Europe n’est plus au centre, mais le « jeu » du bluff et du risque, ce jeu inquiétant, n’a-t-il pas repris ?  Hors d’Europe comme en Europe, alors que nous le croyions à tout jamais rangé au grenier. La réflexion finale de Lieven sur le paradoxe de la première Grande Guerre mondiale qui prit son origine exclusivement en Europe, mais entraîna la mort de millions d’homme sur d’autres continents nous amène à penser qu’une revanche se joue peut-être entre continents, et que la « stratégie du bord de l’abîme » rejouée aujourd’hui pourrait aller plus loin encore qu’il y a cent ans.

Dominic Lieven La fin de l’empire des tsars. Vers la première guerre mondiale et la Révolution.  Traduit de l’anglais et annoté par Andreï Kozovoï. Editions des Sytes. Genève, 2015

четверг, 13 августа 2015

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